CHAPITRE XV
Jamais il n’atteindrait la coupée de la machine par cette échelle même si Farnelle l’aidait. Lien Rag se sentait incapable du moindre effort physique pour le moment. Une lassitude énorme, vieille de seize ans l’envahissait. Il aurait voulu disposer d’un miroir, craignant que d’un coup toutes ces années vécues dans le satellite ne l’accablent et ne vieillissent son visage et son corps. Il chercha dans le regard d’Ann Suba la stupeur, la pitié qu’elle pouvait éprouver devant un homme brusquement décati par l’âge.
— Regardez-moi, ne fuyez pas mes yeux, j’ai l’air d’un vieil homme, n’est-ce pas ?
Elle le fixa et secoua la tête. Puis son air se fit fuyant.
— Pourquoi refusez-vous de me fixer ?
— Je n’ai pas répondu à votre question, dit-elle.
Il faillit lui demander quelle question, se souvint de ce couple Julius et Ma Ker. Mais au même instant dans le bas de la locomotive s’ouvrait un accès que personne n’avait jamais aperçu auparavant. Ni Farnelle ni Ann Suba.
Kurts se redressa et écarta Farnelle, s’avança vers l’ouverture, y entra droit comme un I, même si son pas hésitait, et à nouveau le corps de la machine s’unifia et on aurait recherché en vain le contour encastré d’une porte.
— Vous avez vu ? chuchota Ann Suba. Elle l’a avalé.
— Il l’a retrouvée, répondit Lien Rag. Ils sont comme deux amants, comme une mère et son fils…
Farnelle reculait lentement comme si elle se sentait importune.
— Julius et Ma Ker, répéta machinalement Lien Rag pour effacer son émotion. Deux Rénovateurs et avec eux d’autres, là-bas à Point Jarvis pour le premier retour du Soleil, Greog et Ann Suba… J’avais leurs photographies car le Kid m’avait chargé de les poursuivre, de les obliger à cesser l’expérience. Vous êtes une Rénovatrice et vous dites que mon fils inconnu, ce Liensun…
— C’est Ma Ker qui l’a élevé. Ma Ker est morte.
— Qu’est-il pour vous ?
Elle rougit mais lui ne paraissait pas attacher beaucoup d’importance à ses réponses. Il regardait la locomotive où Kurts avait disparu, le ciel à l’est qui avait une lueur jaunâtre étrange. On aurait dit que le ciel refoulé par le Soleil devenait purulent et malsain. Il respirait le froid de la Terre malgré son filtre réchauffant et ce n’était pas le même froid que celui des cryos de S.A.S. Des odeurs d’iode, des odeurs familières lui parvenaient, celles des phoques par exemple, et aussi celles d’une locomotive faite de matériaux différents et ruisselant d’huiles diverses surchauffées.
— Liensun a été mon amant occasionnel, dit la jeune femme fermement. Je ne sais que penser de nos sentiments. Le mien est étrange. Quand il est près de moi je suis agacée et quand il se trouve au loin je ferais n’importe quoi pour le rejoindre… Il m’obsède sexuellement et intellectuellement. Chaque nuit de séparation est pour moi une suite de cauchemars érotiques et de regrets…
Lien Rag la regarda, étonné qu’une femme puisse parler aussi librement. Il ne se souvenait pas des femmes. Yeuse parlerait-elle ainsi quand elle le rencontrerait ?
— Liensun est reparti pour le nord de la banquise où il a créé une petite colonie, mais la colonie mère est au Tibet dans la vallée des Échafaudages.
— Je vous en prie, murmura-t-il, la tête me tourne sous le cumul des nouvelles. Plus tard. Ne cherchez pas à vous justifier. Les deux frères, les deux demi-frères, comment sont-ils l’un pour l’autre ?
— Je crois qu’ils s’aiment secrètement même si parfois ils se combattent. Ils se sont mutuellement sauvé la vie à plusieurs reprises.
— Ce Jdriele, qu’est-il devenu ?
— D’après Farnelle, qui le tient de Jdrien et aussi de Liensun, il a commencé de régresser à vouloir abandonner la vie au chaud pour s’enfoncer vers les régions perdues. Il a rejoint les tribus les plus primitives, et d’après Jdrien, il n’a plus aucun souvenir de ces quelques mois où son esprit et son intelligence ont été identiques aux vôtres. Jdruk est mort dans une fosse de vidange à Gravel Station en tentant vainement de pénétrer dans la locomotive. Celle-ci n’a jamais voulu de lui. Elle avait deviné que ce n’était pas lui… son maître.
— C’étaient des clones… Nous pensions nous projeter sur Terre au moins par la pensée. Une folie, mais là-haut tout était démence pure… Nous avons échoué, bien sûr…
Farnelle s’immobilisa devant eux. Derrière sa cagoule transparente elle pleurait.
— Vous avez vu comment elle l’a accueilli ? Jamais je n’avais soupçonné cette ouverture… Je suis certaine qu’elle n’existait même pas jusqu’à aujourd’hui et qu’elle l’a créée pour que son maître puisse pénétrer en elle.
Elle parut gênée :
— C’était à la fois sublime et obscène, cette façon de béer devant lui. Avec Yeuse elle est restée pleine de pudeur ainsi qu’avec moi, mais pour lui elle aurait fait n’importe quoi… Vous croyez qu’elle le laissera ressortir ? Qu’il va revenir ? Qu’elle nous acceptera encore ? S’ils décidaient de fuir ensemble, seuls ?
À ce moment-là ses yeux s’agrandirent d’effroi et de dégoût :
— Attention, derrière vous, je n’ai jamais vu une telle horreur vivante. Là-bas à Gravel Station elles étaient mortes…
Lien Rag se retourna et vit Gueule-Plate qui hésitait à sortir à cause du grand froid :
— Ne reste pas là, rentre… Ton lait va geler et Kurty n’aura rien à boire.
Gueule-Plate se mit à gémir de désespoir mais obéit.
— Vous avez vu ses seins…, je veux dire ses mamelles ?
— C’est la nourrice du bébé de Kurts… J’espère qu’il n’a pas eu froid le temps que Kurts atteigne sa machine.
— C’est son bébé ? demanda Farnelle surprise.
— Il y avait donc une population, là-haut ? fit Ann.
— Plus tard, fit Lien, plus tard… Rentrons un moment dans Concrete… Il faut que vous fassiez la connaissance de notre troisième compagnon mais je dois vous prévenir…
— Nous savons, dit Ann Suba. Yeuse nous a mises au courant.
— Dans ce cas tout va bien, fit Lien Rag soulagé pour son cousin.
Il marchait avec un peu plus d’aisance mais ce n’était pas comme il l’aurait souhaité. Il trébuchait encore et devait s’appuyer sur l’une ou l’autre.
Gus apparut à la porte de la navette et Farnelle rougit, se souvenant d’images retrouvées dans la mémoire de la locomotive qui enregistrait tout ce qui s’était passé dans ses flancs. Une image d’une scène très érotique entre l’infirme et Yeuse.
— Voilà, dit Gus. J’hésite encore car je me demande si mes bras tiendront le coup. Kurts a retrouvé sa belle machine ? Ils se payent une lune de miel ?
— On peut aller chercher de quoi manger ou boire aux distributeurs de la première salle, proposa Ann Suba embarrassée, ne sachant plus que dire ni que faire.
Gueule-Plate s’était enfoncée tout au fond de la navette, entre les caisses de matériel, peu emballée semblait-il par son premier contact avec la Terre.
— Gus, le Soleil revient. Il y a comme nous l’avons soupçonné une grande lucarne qui s’est ouverte au-dessus de l’ancien Pacifique.
Gus descendit pesamment et effectivement il ne put soulever son tronc assez haut pour l’empêcher de traîner, prit un air dégagé mais Lien Rag, qui le connaissait bien désormais, sut qu’il enrageait et désespérait.
— Il va filer avec elle, tu crois ? demanda l’infirme. Nous aurons la chaloupe pour partir d’ici avant que les rails ne s’enfoncent trop dans la glace en fusion… Ça ne nous laisse que quelques jours, mais où aller ensuite ?
— Pas vers l’est, dit Lien Rag. Peut-être pourrions-nous rester ici.
« C’est un îlot solidement implanté, non ? »
— Je n’en suis pas si sûr. Tout est artificiel et le socle de ces installations est seulement ancré dans les grands fonds, à la merci d’une montée des eaux. Je ne sais quelle est l’élasticité des câbles qui relient le système d’ancrage à l’îlot, mais nous risquons de partir à l’aventure.
— Je vais chercher de quoi manger et boire, fit Ann.
Lien Rag se retourna et apprécia la rondeur de son derrière sous sa combinaison. Lorsqu’il se retourna son regard croisa celui goguenard de Farnelle.
— J’ai un cargo, dit-elle, dont le fond est percé mais on pourrait avec de la résine le rendre étanche, puis pomper l’eau et attendre tranquillement que la banquise fonde. Tout le monde va fuir vers les inlandsis. Sur un bateau nous serions tous moins entassés…